Depuis les attaques du Hamas en Israël le 7 octobre, X est l’un des réseaux sociaux les plus submergés par les contenus violents, haineux ou mensongers. Des tendances amplifiées par les décisions de son patron, Elon Musk.

Sur les couvertures, trois corps d’enfants ensanglantés. Inanimés. La caméra balaie le sol, révélant une quinzaine de couvertures semblables. Cette vidéo publiée sur X (anciennement Twitter) par plusieurs comptes anonymes prétend montrer des victimes palestiniennes des bombardements israéliens sur Gaza. Ces images sont-elles réelles ? Impossible, pour un utilisateur du réseau social, de s’en assurer.

Pourtant, dans les commentaires, chacun s’est fait un avis tranché. Entre les lignes d’emojis « prière » (🙏), un utilisateur appelle à la vengeance, estimant que « les coupables vont le payer très cher ». Ce à quoi d’autres répondent en criant au complot, assurant – sans davantage de preuves – que les images auraient été tournées « en Syrie » ou qu’elles ont été « créées par l’intelligence artificielle ». Un autre s’en prend directement à l’auteur du tweet : « Tu n’aurais pas des photos du 7 octobre ? »

Depuis les attaques meurtrières du Hamas en Israël ce jour-là, et la réplique militaire massive de l’Etat hébreu sur Gaza, le conflit se poursuit chaque jour sur les réseaux sociaux. Et il ne faut pas longtemps pour être jeté dans la violence de cette réalité, en particulier sur X.

Des images de guerre extrêmement crues circulent, qu’elles émanent des autorités israéliennes, du Hamas ou de témoins civils. Partagés des milliers de fois, ces contenus constituent les seules images disponibles pour illustrer le conflit. Mais sur les réseaux sociaux, ils se retrouvent parfois relayés sans aucun contexte (origine des images, date, lieu exact…) ou avec des textes de présentation tronqués, voire mensongers.

Les échanges n’ont pas toujours besoin d’images pour s’enflammer. La moindre opinion, même exprimée du bout des lèvres, peut déclencher des réactions épidermiques. Ici, un message de soutien aux Palestiniens est immédiatement taxé de « soutien au terrorisme ». Là, un utilisateur qui tweete en solidarité avec les otages israéliens du Hamas se voit illico accoler l’étiquette de « colonisateur ».

Des invectives qui peuvent envahir n’importe quelle publication, y compris celles qui n’ont a priori rien à voir avec le contexte politique. Et certains essaient de chevaucher la vague d’autres actualités pour mettre en avant leur message, comme ces publications comportant une vidéo de l’assaut israélien sur l’hôpital Al-Chifa accompagnées de hashtags comme #StarAcademy ou #HungerGames, afin de capter encore plus d’audience.

Ces constats sont en partie aussi vieux que les plateformes elles-mêmes. « Twitter n’est pas un outil qui favorise le débat argumenté, c’est évident », résume Jamil Dakhlia, professeur en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne Nouvelle. « Pour des raisons techniques d’abord, comme le nombre limité de caractères qui pousse aux contenus percutants » – potentiellement au prix de la nuance. Une tendance qui affecte la communication politique en général, mais exacerbée par le réseau.

Il y a également des codes sociaux à satisfaire. « Sur les réseaux sociaux, et sur Twitter en particulier, on se livre soi-même, on rend compte de ce qu’on fait, ce qui pousse à une expression souvent émotionnelle », souligne Jamil Dakhlia, auteur d’une étude sur la communication politique sur Twitter.

« Twitter favorise la communication politique, pas la pédagogie. »

Jamil Dakhlia, professeur en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne Nouvelle

à franceinfo

Et une fois un tweet dans la nature, l’utilisateur n’a pas la main sur la manière dont il est reçu. « Il y a un effet d’assignation identitaire très fort : en fonction des caractéristiques qu’on prête à un utilisateur (origine, position politique, profession…), on va interpréter ses déclarations d’une certaine manière », décrit Jamil Dakhlia. Un effet qui n’est pas spécifique aux réseaux sociaux, mais qui explique que n’importe quelle position puisse déclencher des réactions agressives, pour une personnalité comme un utilisateur lambda.

« Les gens pensent en termes de ‘De quel côté êtes-vous ?’ plutôt que ‘Qu’est-ce qui est vrai ?' », déplore Eliot Higgins, fondateur du collectif d’investigation Bellingcat, auprès du média américain Fast Company. « Et si vous dites quelque chose en désaccord avec mon camp, c’est que vous devez être de l’autre camp. »

« Cela rend très difficile la participation aux conversations autour de ces sujets, étant donné le niveau des divisions. »

Eliot Higgins, fondateur du site d’investigation Bellingcat

au média américain Fast Company

À ce titre, X occupe d’ailleurs une place particulière dans le paysage numérique. « C’est une plateforme particulièrement politique, elle est très utilisée par les politiques, les journalistes… Son contenu agit sur l’agenda politique et médiatique plus large », rappelle Jamil Dakhlia – d’où le fait que chaque déclaration soit particulièrement scrutée et puisse prendre une importance apparemment démesurée.

X n’est pas le seul réseau à devoir gérer les contenus haineux ou mensongers. Mais depuis le rachat du réseau social par Elon Musk en octobre 2022, ses capacités de modération ont été sabrées. Le milliardaire a licencié plus de 80% des employés de la plateforme, selon une interview à la BBC. Au point que X ne possède plus que 52 modérateurs francophones dans le monde entier, d’après un rapport soumis par l’entreprise à l’Union européenne.

Difficile, donc, de faire face au flot de contenus violents ou mensongers. Dans un communiqué publié le 14 novembre, X déclare avoir « agi sur » plus de 325 000 publications qui violeraient ses conditions générales d’utilisation entre les attentats du 7 octobre et le 14 novembre. Mais, le même jour, un rapport publié par le Center for Countering Digital Hate a affirmé que signaler les contenus haineux n’avait quasiment pas d’effet négatif sur leur visibilité.

Le réseau d’Elon Musk n’est pas seulement victime de ces publications mensongères ou violentes : il les encourage. Car aujourd’hui, les utilisateurs qui paient l’abonnement « X Premium » peuvent être rémunérés en fonction de l’engagement généré par leurs publications. Publier des contenus incendiaires qui suscitent des réactions indignées peut donc rapporter gros, davantage en tout cas que des propos plus consensuels.

Les publications de ces comptes payants sont même mises en avant par l’algorithme, quelle que soit leur véracité. Les opérations de propagande peuvent donc s’en donner à cœur joie : les comptes payants sont responsables de la majorité des publications mensongères les plus vues sur la plateforme, selon un rapport publié par l’entreprise Newsguard en octobre.

Si cette cacophonie apparente peut paraître encore plus forte ces dernières semaines, c’est en grande partie parce que le conflit israélo-palestinien revêt une importance notable, à l’intersection de nombreuses questions politiques brûlantes – religion, terrorisme, droits humains… « Le débat est particulièrement piégé en France, où de nombreuses personnes ont des liens affectifs, familiaux, personnels en Israël et aussi en Palestine », souligne pour Télérama Lætitia Bucaille, professeure de sociologie politique à l’Inalco.

Les réseaux sociaux ne sont évidemment pas les seuls lieux où ces questions sont discutées. « Le débat public peut se poursuivre ailleurs et sous d’autres formes, rappelle Jamil Dakhlia. Mais avec le rôle des réseaux sociaux et des petites phrases dans l’agenda médiatico-politique, on a l’impression que ce sont ces prises de position à l’emporte-pièce qui dominent. »

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