Le réalisateur Henri Poulain dans son documentaire « Les Sacrifiés de l’IA », diffusé mardi sur France 2, lève le voile sur les conditions de travail de celles et ceux qui alimentent la matrice, une image bien loin de cet esprit universel espéré.

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« L’estimation de la Banque mondiale, c’est entre 150 et 430 millions de personnes en 2023« , ce sont les chiffres du nombre de data workers qui à travers le monde recueillent des milliards de données, les datas, afin d’alimenter l’intelligence artificielle (IA), rapporte Henri Poulain. Le réalisateur signe le documentaire inédit Les Sacrifiés de l’IA que France 2 dévoile mardi 12 février alors que le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle se déroule à Paris. Très loin des beaux discours des Musk, Zuckerberg et autres qui nous disent en gros que l’intelligence artificielle (IA) va sauver le monde, lui, lève le voile sur ceux qu’il appelle les sacrifiés de l’IA. Des hommes, des femmes qui sont exploités par cette industrie parce que contrairement aux récits des géants de la Tech, ces systèmes n’ont rien d’autonome. Ce sont bien des humains qui les façonnent et c’est d’ailleurs ce que veulent nous faire oublier les patrons de l’IA. « Il y a un récit marketing explique-t-il, il s’agit de présenter l’IA comme le résultat d’un progrès technologique ultime et qui affranchirait l’humanité du travail, du dur labeur « .
« Une IA, c’est comme une locomotive. Elle est très efficace pour avancer sur des rails, mais elle a besoin de charbon et la saisie électronique des données, c’est son charbon. C’est pour alimenter les algorithmes qui lui permettent de fonctionner. »
Henri Poulain, réalisateurà franceinfo
Mais la réalité est tout autre. La recommandation d’un restaurant sur Internet, c’est de l’IA, une discussion en ligne avec un conseiller virtuel, c’est aussi de l’IA. Elle est partout et pour qu’elle fonctionne, pour qu’elle soit alimentée, elle a besoin de milliards de données, les datas, qui sont donc fournies par les travailleurs de la donnée dont le nombre est en constante augmentation. Ces travailleurs de l’ombre sont souvent pauvres, parfois en prison, notamment en Finlande. Il y en a en France, mais ils sont essentiellement basés en « Afrique, Asie du Sud-Est, Amérique du Sud, beaucoup Venezuela et en Indonésie » parce que plus malléables du fait des conditions économiques.
Un travail soumis aussi, dans certains pays, à des clauses de confidentialité comme au Kenya qui si d’aventure elles n’étaient pas respectées enverraient le ‘traître’ directement en prison, comme le raconte Henri Poulain. Un pays où la surveillance est très importante. « Ça faisait un quart d’heure qu’on tournait à Nairobi pour la première fois dans un petit hôtel relate-t-il quand on a vu débarquer la police politique kényane, l’équivalent de la DGSI, pour nous demander d’arrêter de tourner« .
Un travail mécanique sur ordinateur, comme on le découvre dans le documentaire avec un employé qui décrit son travail. Il annote des images et coche des options pour décrire au plus près ce qu’il voit sur cette image. Mais aussi une tâche traumatisante puisque un autre témoin anonyme, lui, a annoté des contenus dans lesquels des enfants étaient agressés, exploités, certains violés, « ça vous détruit, c’est de la torture mentale« , souffle l’employé ému. « Il s’agit d’entraîner, là en l’occurrence ChatGPT, à imiter le comportement et l’écriture et la création humaine, explique Henri Poulain, il s’agit d’imiter, de faire comme l’humain, mais également à ne pas reproduire certains comportements« .
« On a demandé à interviewer des patrons, on a insisté à plusieurs reprises et on a été balayés. »
Henri Poulainà franceinfo
L’IA exploite l’homme et utilise aussi tout un tas de métaux qu’on extrait du sol : cuivre, cobalt, or, tungstène, etc. « ce que l’on fait aux humains, on le fait à la planète et à la nature, évidemment. Donc là, il y a une espèce de voracité sans limite« , rebondit Henri Poulain. « Il y a une augmentation considérable des émissions de CO2 liées à l’IA et là encore, on est sur des chiffres exponentiels, précise-t-il. Il serait urgent qu’on s’empare de cette question en Europe surtout parce qu’en face, il y a les États-Unis qui ont pris fait et cause évidemment pour les Big Tech depuis très longtemps« .
Après avoir vu Les Sacrifiés de l’IA, aurez-vous envie de poser une question à ChatGPT ? Et en a-t-on finalement vraiment besoin ? « Il y a des responsabilités individuelles, constate Henri Poulain, on peut tous et toutes se poser cette question et puis il y a aussi une responsabilité politique« . Cette industrie étant très immature, elle vient tout juste d’émerger, il lui semble logique que les pouvoirs publics n’en aient pas encore tout à fait conscience, mais il est temps de prendre le problème à bras le corps, « il s’agit de se poser la question et de remettre dans la question politique des IA, la question des centaines de millions de travailleurs qui la nourrissent« , conclut-il.